Chronique d’une mort trop souvent annoncée

Billets d'humeur

22 mars 2016

Cher tous,
Il paraît que je vais disparaître, ne plus exister, ne pas être remplacé…
Aussi, à l’orée de ma mort, aimerais-je laisser une trace et vous partager une partie de ma vie ainsi que celle de celui avec qui j’ai vécu mes plus belles années. Car nous en avons traversé des épreuves lui et moi, certaines qui rapprochent et d’autres qui font douter, ébranlent une complicité mais qui unissent à jamais. Voici notre histoire.

On s’voyait déjà en haut de l’affiche

Tout commence en 1982, quand Jean-Louis, après une classe prépa, 3 années de cours et de soirées, 2 stages pistonnés, sort diplômé de Sup’ de Co.
Conditionné et boosté par le discours élitiste des professeurs et du directeur de l’école, il se voit déjà faire carrière chez L’Oréal ou Mars.
J’avais la ligne à l’époque, j’étais plus mince et tenait sur ¾ de page. Je me souviens, il faisait de moi des photocopies au bureau de poste, en profitait pour acheter les timbres qu’il collait consciencieusement sur les enveloppes. C’était un vrai budget de chercher un emploi. Mais le plus beau souvenir de cette période, c’est quand il m’attachait à une lettre de motivation… Ah mesdames, quelle joie de vous découvrir, chaque fois différentes, rédigées à la main, de belles proportions dans les paragraphes, du style, de l’allure, des mots pesés et réfléchis, jamais de rature. J’en frissonne encore. Alors pour me faire beau, Jean-Louis m’agrafait une photo de lui en haut à gauche !
Il faisait une belle carrière, gravissait sans encombre les échelons le menant vers le poste ultime qu’il convoitait.
Durant quelques années, je n’ai donc pas changé… personne pour me regarder, m’évaluer. J’étais en hibernation professionnelle !

Je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans…

Et puis arrive la crise, début 90. Jean-Louis commence à sentir le vent tourner. L’ascension à laquelle il aspirait, le parcours qu’il voyait linéaire se complique. Il est convoqué à son entretien de licenciement. Il négocie son départ et, à l’abri du besoin pour quelques mois, se met en recherche d’un nouveau challenge professionnel. Il me reformate, m’adapte, change mon intitulé en fonction des annonces, je grossis à vue d’œil.  Il m’a même montré à une conseillère spécialisée dans la recherche d’emploi pour les cadres. Elle lui a conseillé de me déstructurer et de mettre en avant ses qualités et non plus ses expériences. Il achetait toutes les semaines le Figaro le lundi avec son cahier saumon, l’Express le jeudi, parfois même le Monde du Mardi quand il briguait des postes plus capés… A cette époque, les rubriques emploi foisonnaient d’annonces : pleine page pour les grandes entreprises, ½ page, ¼ page pour les moins grandes (elles s’offraient ce luxe pour bénéficier de la notoriété du titre et communiquer avec leur logo) et puis restaient les parents pauvres de la rubrique, pour les clients peu enclins à se délester de 30 000 francs HT pour une belle annonce en couleur : les annonces en lignage… celles-ci je crois bien que Jean-Louis ne les regardait même pas.
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Cette abondance correspondait à l’essor des cabinets de recrutements : n’importe qui pouvant s’autoproclamer consultant ! Les missions étaient plus ou moins faciles à gérer : pléthore de candidats sur le marché, cooptation encouragée et rémunérée et, pour les postes de top management ou d’expert, les sociétés faisaient appel à des chasseurs de tête.
Jean-Louis avait toujours ambitionné de se faire appeler par l’un d’entre eux, se rendre dans des locaux somptueux des beaux quartiers, être reçu en entretien dans un gros fauteuil bien confortable… et puis la surprise du poste surtout ! Peut-être l’avez-vous vous-même vécu mais le mystère plane sur l’identité du client final jusqu’au moment du café que l’hôtesse vous apporte une fois installé devant le consultant. Oui il est flatteur d’avoir été appelé en soirée par une chargée de recherche totalement énigmatique, choisi parmi la short-list des candidats pré-qualifiés par téléphone, sélectionnés sur CV. Jean-Louis aurait été fier de faire partie de cette population élue !
Sa déception fut de courte durée car, après plusieurs entretiens chez son futur employeur, une PME spécialisée dans la peinture, il a été embauché comme Directeur Commercial. Il avait pourtant simplement répondu à une annonce mais le feeling était bien passé entre le patron et lui et puis la perspective de refondre l’équipe commerciale et d’exploser les objectifs l’avait séduite. Il ne connaissait pas le secteur d’activité, sa motivation et son potentiel avaient suffi à convaincre son interlocuteur. C’est vrai, à y réfléchir, quel intérêt d’aller faire la même chose ailleurs… à moins que la rémunération proposée soit supérieure, le temps de trajet diminué ou l’ambiance de travail plus agréable !

Internet m’a tué

Il était bien dans cette société… il apprivoisait les produits, les clients, les commerciaux qu’il était amené à manager et à recruter. Pour les trouver, il passait une annonce sur le 1er site emploi généraliste, pionnier et leader mondial avec une tête de monstre comme logo ! Il recevait des centaines de CV sur sa boîte mail. Il ne savait pas très bien comment faire face à cette manne… Il y trouvait un peu tout et n’importe quoi. Tout le monde pouvait postuler à toutes les offres, candidater devenait gratuit et instantané. C’est pour les recruteurs que la tâche devenait ardue : des heures de lecture, de tri, de réponses négatives à envoyer… Au début en tout cas car devant la montagne de CV, beaucoup ont baissé les bras. Les CV s’accumulaient dans les BAL joliment appelées viviers. Les sites se sont dotés de filtres destinés à optimiser la pertinence des CV reçus. Parallèlement, la rapidité d’envoi d’un CV s’est accompagnée de la lente extinction de la lettre de motivation. Peu de candidats se fendaient dorénavant d’un mot explicitant les raisons pour lesquelles il avait choisi de se positionner sur tel ou tel poste… Et quand par miracle un ersatz de lettre était joint, elle se limitait à 3 phrases bateau, un pauvre copié/collé.
Revenons sur les viviers ou candidathèques. Les sites emplois qui poussaient comme des champignons ont rapidement exploité le filon des candidats en veille qui déposaient leur CV moyennant le remplissage de quelques champs-clés. La saisie était rapide et le bénéfice non négligeable : devenir passif dans sa recherche éventuelle d’emploi. J’écris « éventuelle » car, dans les bases, les candidats sont en poste ou pas, à l’écoute ou pas, disposent d’un CV récent ou pas… Comprendront les initiés… et tous les autres aussi !
Des centaines de sociétés ont acheté le droit de consulter ces CV et de bénéficier à volonté de candidats disponibles… l’illusion fut de courte durée.
Beaucoup de CV n’étaient pas actualisés, les candidats, en fonction de leur profil, étaient harcelés par les recruteurs en mal de compétences, les adresses mails erronées.  Trop de CV virtuels mais si peu de réels ! La dématérialisation des données avait ses limites.

C’est la lutte finale…

Et puis un jour, des entrepreneurs américains ont eu l’idée géniale de développer un autre moyen de trouver des candidats ! Plus besoin de CV, de papier. Cette fois-ci mon sort était bel et bien scellé ; j’agonisais. On ne parlerait plus de CV mais de profil. Les recruteurs s’acharneraient dorénavant à trouver, via des mots clés, des recherches booléennes, des compétences voire des coordonnées. On irait fouiner dans des groupes, des hubs, fouiller dans des publications, des articles, des blogs.
Après les job-boards, fleurissent les applications, les métamoteurs. Les candidats lisent les offres d’emploi d’un œil, postulent d’un doigt. La lettre de motivation n’aura jamais existé pour ces nouvelles générations. Les écrans et les haut-parleurs remplacent les poignées de main et les regards tout comme le mail a tué le fax et « ésotérisé » les timbres. Le monde du recrutement était peut-être trop humain… C’est la vie, le déroulé de ma vie (curriculum vitae en latin !).

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